Extrait d’un conte limbu │La Malemort
Traduction, transcription : Boyd Michailovsky

 

<> Introduction

 

Le narrateur, Motta, 1977

Le Limbu
Les Limbu, au nombre de 150 000 à 200 000 personnes, vivent en grande majorité au Népal, dans une région située à l’est de l’Arun, mais aussi au Sikkim et, du côté indien, dans le district de Darjeeling au Bengale Occidental. Ils sont appelés Limbu en népali mais se désignent comme yakthung dans leur propre langue.

La langue limbu appartient à la famille tibéto-birmane mais les locuteurs parlent tous aussi le népali, langue nationale du Népal et lingua franca de ces régions. Linguistiquement, le limbu constitue la frontière orientale du sous-groupe est-himalayish, également connu sous le nom de kiranti. Ces langues retiennent l’attention par leur système complexe d’accord du verbe avec un ou deux actants.

Les Limbu possèdent une « religion sans nom », faite de traditions orales qui portent le nom de mundhum. Ces traditions sont mises en œuvre par deux types de chamanes, spécialistes des rituels, le phedangma et le yeba.

Le sogha, mort insatisfait

Chez les Limbu, les morts sont conduits par le phedangma au village des ancêtres, d’où ils veillent au bien-être de leur descendance. Mais la victime de mort prématurée n’atteint jamais le village des ancêtres. Elle rode autour du village – comme sogha, s’il s’agit d’une mort violente ou accidentelle, ou comme sugup, s’il s’agit d’une morte en couches – mue par les désirs insatisfaits qui lui restent de sa vie écourtée. Seul le yeba, spécialiste du rituel de la mort prématurée, sait l’appeler, la piéger, la faire parler par sa propre bouche, et enfin la maîtriser. C’est ce travail du yeba qui est décrit, en termes courants et non en langue rituelle, dans le document présenté ici.
 

<> Lecture │Écoute

 
La transcription :

La transcription du texte est à base de l’API, sauf que :
(1) la lettre « y » est utilisée à la place du « j » de l’API
(2) les emprunts au népali apparaissent en italique, en translittération standard de l’écriture Devanagari.
Les apostrophes dans la transcription du limbu indiquent l’élision ou la syncope d’une voyelle…

 

1, 2, 3 = (personnes)
ABL = ablatif
ACT = participe actif
ADJ = adjectif
ADV = adverbe
AUX = auxiliaire
COMP = complémenteur
CTR = contre-attente
DEF = défini
DU = duel
ERG = ergatif
EX = exclusif
EXCL = exclamatif
EXPR = expressif
FEM = féminin
GEN = génitif
GER = gérondif
HYP = hypothétique
IMP = impératif
IN = inclusif
INF = infinitif
INFER = inférentiel
INST = instrumenta
NTS = intensif
IRR = irréel
LOC = locatif
NEG = négatif
NOM = nominalisant
NS = non-singulier
O = objet
ONOM = onomatopée
PA = passé
PL = pluriel
PR = non-passé, présent
PROG = progressif
PV = préverbe
Q = interrogatif
RAP = rapporté
REDUP = redoublé
REFL = refléchi
S1 = thème du présent
SG = singulier
S2 = thème du passé
SUB = subordonné
TOP = topique
VOC = vocatif

 

Extrait conte (© Boyd Michailovsky)

 asen damar dhojlɛ kunnakpa thik wayɛ.

asen
avant
damar
Damar
dhoj
Dhoj-GEN
kunakpa
3SG-neveu
thik
un
wayɛ
être.S2-PA

Il y a longtemps de cela, Damar Dhoj [chef important de Libang, mort en 1952] avait un neveu.
 

<> Notes

 
« Le récit fut recueilli en 1977 auprès d’un Limbu nommé Motta (Harka Jit [né en 1932], du clan Pangbohang, du village de Libang, dans la vallée de la Mewa, au Népal oriental). Motta assista lui-même aux funérailles qu’il raconte, en 1958 ou 1959. …

« La relation commence quand un homme, envoyé depuis Limkhim, dans la vallée voisine, atteint Libang pour annoncer à Motta et ses oncles qu’Uttar Hang vient de se tuer. … Si de Limkhim on vient chercher les hommes de Libang, c’est parce qu’ils sont les plus proches parents du mort, responsables des funérailles. Autrefois, le mort, Motta et ses oncles habitaient ensemble dans la même maison à Libang, celle de Damar Dhoj (1871?-1952), l’un des chefs les plus puissants du pays Limbu.

« Ce que ne dit pas le récit, ce sont les raisons qui ont poussé le mort à s’exiler dans la vallée voisine : Dhan Pati, le père du mort, était le frère cadet de Damar Dhoj et entre les deux frères, la haine était profonde ; en 1948, Uttar Hang, le mort, rentre au pays après trois ans de service chez les Gurkha britanniques : Dhan Pati, son père, vient de tenter d’abattre Damar Dhoj d’un coup de fusil, le soir près du torrent. Son oncle fait traduire son père à la cour de justice népalaise de Dhankuta et tout l’argent de sa solde (800 à 900 roupies) passe dans les frais du procès ; peine perdue, son père est envoyé dans les geôles népalaises de Biratnagar où il mourra en 1955. Uttar Hang se réfugie alors à Limkhim : il a tout perdu dans l’affaire : sa solde, mais aussi les champs, le bétail, et l’argent qui devaient lui revenir de l’héritage de Damar Dhoj et que se sont partagés les oncles de Motta. Aussi, lorsque Motta et ses oncles se mettent en route pour Limkhim, ce n’est sans doute pas de gaieté de coeur : s’il est un mort qui a de bonnes raisons pour vouloir se venger, c’est bien Uttar Hang. …

« Quand ils redescendirent vers Libang [après le rituel décrit dans le récit], Motta et ses oncles étaient bien plus inquiets qu’en montant, si c’est possible. Car à Limkhim, le mort avait réglé ses comptes avec toutes ses petites amies qui semblaient l’avoir un peu roulé, de son vivant, en lui laissant espérer le mariage. Et quel acharnement contre son oncle maternel, qui pourtant l’avait accueilli et s’était même efforcé de lui trouver une femme ! Cinq cents roupies pour l’avoir fait un peu trimer, quelle somme ! De quoi se payer une maison et des champs ! A partir de ces indices, sur le chemin du retour, Motta et ses oncles commencèrent à faire les comptes de ce qu’ils auraient à payer. Car, avant de clore le rituel [et d’emporter avec lui la rançon que le mort, parlant par sa bouche, avait fait payer à ses maternaux], le chamane l’avait bien dit au mort : ici, pour toi, tu n’as plus rien à attendre, tout est fini. Mais plus tard, à Libang, on t’appellera : vas-y, alors, descends là-bas ! Tes frères de clan et tes oncles te donneront tout ! »

Extrait de : Boyd MICHAILOVSKY et Philippe SAGANT, 1992, « Le chamane et les fantômes de la malemort : sur l’efficacité d’un rituel », Diogène 158, Chamanes et chamismes au seuil du nouveau millénaire, avril-juin, p. 20-36.

Référence

MICHAILOVSKY, Boyd, 2002, Limbu-English Dictionary of the Mewa Khola dialect, with English-Limbu index, Kathmandu, Mandala Book Point

Mise à jour le 02 juin 2023

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